Dans le quartier des agités by Jacques Côté

Dans le quartier des agités by Jacques Côté

Auteur:Jacques Côté [Côté, Jacques]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Polar, Polar historique, Aliéniste, Georges Villeneuve
Éditeur: Alire


13. Résident de nuit

Du jeudi 1er au dimanche 4 août

Les jours suivants, je travaillai comme interne en résidence. Y passer des jours et des nuits nous faisait voir l’asile autrement. Je vivais avec les aliénés. Je comprendrais mieux le phénomène appelé « dépression asilaire ». Nos professeurs nous répétaient souvent cet adage : « Connaître la folie, c’est vivre autour d’elle. » Je logeais en ses terres. J’avais la folie comme voisine. Nous en subissions aussi les conséquences. Nous étions une minorité saine d’esprit au milieu d’un univers de fous.

La régularité de mon horaire et des tâches à accomplir me rappela mes études classiques. À quatre heures, j’effectuais ma tournée du soir. Je circulais d’un pavillon à l’autre. Le tohu-bohu du quartier des agités avec leur gestuelle spasmodique et trépidante se muait en parfait silence dans le pavillon des neurasthéniques au corps engourdi par le spleen. C’était comme passer de l’allegro furioso d’une symphonie à un mouvement andante con dolorosa. Quel sentiment étrange que de vivre avec les aliénés ! Dans les parties bruyantes de l’asile, j’avais fini par développer une sorte de filtre. Après quelques jours, j’étais devenu imperméable aux cris et aux hurlements, sans être insensible à la souffrance des malades.

Le souper se prenait à cinq heures et une récréation d’une heure suivait. J’eus droit le premier jour à un patient en pleine crise qui tenta de briser tout le mobilier, mais, heureusement, les chaises et les tables étaient rivées au plancher. À onze heures, nous fermions les portes aux visiteurs et j’étais d’office pour la nuit. Des nuits mouvementées, ponctuées de cris, qui me conduisaient d’un pavillon à l’autre, jusqu’au bloc cellulaire des agités où un gardien m’accompagnait et assurait ma sécurité. Le bruit, les cris d’effroi, les plaintes, les atteintes physiques des malades à leur propre personne avaient de quoi glacer le sang.

Les blessures que les patients s’infligeaient, les gestes d’automutilation nécessitaient une intervention rapide et occupaient le personnel. Le commun des mortels ne peut s’imaginer l’état de violence dans lequel peut se mettre un agité – on croirait qu’ils sont un bataillon à saccager la chambre alors qu’il est seul. Je compris que mon intégrité physique était menacée dans ces conditions. Parfois, il me fallait réveiller l’interne-pharmacien pour qu’il me donne des pansements. À l’aide du veilleur, qui maîtrisait l’agité, je pansais les blessures de ce dernier et nous le laissions ensuite dans une pièce matelassée.

Dans ces circonstances, il était difficile d’avoir un sommeil de qualité. Je lisais entre deux interventions. Toutes sortes de lectures : des leçons cliniques de Magnan à la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière en passant par des romans que Magnan avait indexés. En prévision du deuxième congrès d’anthropologie criminelle, je lisais aussi les comptes rendus du premier congrès qui avait eu lieu à Rome en 1885. Je sortais souvent mon cahier et j’écrivais le fruit de mes observations. J’étais sur une sorte d’étrange erre d’aller, drogué par la fatigue, et à la fois alerte selon les circonstances, toujours prêt à intervenir.



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